Négociations commerciales transatlantiques : une myopie stratégique étonnante

André Gattolin est intervenu le 9 janvier en séance publique, au nom du Groupe écologiste, au cours du débat portant sur les négociations commerciales transatlantiques.

Seul le prononcé fait foi.

 

Monsieur le Président, Madame la Ministre, Mes chers collègues,

Approcher le projet de traité dont il est question ici « comme un accord bilatéral de libre-échange de plus, alors qu’il s’agit de l’accord bilatéral de trop, révèle (…) une myopie stratégique étonnante. Comment expliquer cette myopie sinon (…) par le conformisme néolibéral qui prévaut toujours dans les enceintes européennes, malgré la crise, et par l’entremise de l’activisme des lobbies ? » Dans ce domaine, « les affinités politiques ou mercantilistes entre Londres, Berlin et Washington ont joué à plein. »

Ce propos très critique à l’endroit du TTIP, que je partage largement, n’est pas le mien. C’est celui de Pierre Defraigne, un économiste et ancien haut-fonctionnaire européen, qui fut le bras droit de Pascal Lamy à Bruxelles ; un homme qu’on ne peut soupçonner d’être un eurosceptique acharné, un anti-américain ou encore un anti-libéral viscéral. Il y a là de quoi, je crois, donner à réfléchir à l’ensemble de la classe politique européenne et des décideurs nationaux…

Ce projet de traité, le TTIP, s’inscrit dans un double mouvement.

D’une part, il poursuit des intentions déjà anciennes : supprimer autant que possible les obstacles au commerce et à la circulation des capitaux entre l’Europe et les Etats-Unis.

D’autre part, il participe d’une dynamique plus récente et qui a été très lourdement renforcée par l’actuelle Commission européenne, et en particulier par Karel de Gucht, Commissaire en charge du commerce international : je veux parler de la démultiplication des traités de commerce bilatéraux, tandis que l’OMC ne cesse depuis plus d’une décennie de s’affaiblir encore et encore.

Ce n’est un secret pour personne : l’Europe ne s’est jamais construite contre, ni même en dépit des Etats-Unis. L’histoire de l’Union européenne, c’est largement l’histoire d’un compagnonnage avec ces amis et alliés, qui sont à l’origine du rapprochement entre ceux qui allaient devenir les fondateurs de la CECA.

Mais l’Union européenne a aussi pu et su affirmer et conserver une identité qui lui était propre. Une identité fondée sur une culture largement partagée – celle de la démocratie libérale, de la norme que l’on veut fonder « en raison », comme un souvenir du siècle des Lumières. Et c’est peu de dire que la norme, les lois, les règles occupent de fait une place prépondérante dans notre organisation politique et sociale.

Certains s’en plaignent sans cesse, surtout de l’autre côté de la Manche.

On peut évidemment juger ce système perfectible, et il l’est très amplement ! Mais c’est bel et bien cette approche qui a doté l’Europe, et notamment la France, de systèmes sociaux, de défenses juridiquement contraignantes des libertés fondamentales et de standards sanitaires et environnementaux que beaucoup nous envient.

Quelles seront les conséquences concrètes du TTIP, si celui-ci devait être conclus, signé, voté, et mis en application ?

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les droits de douane n’en souffriront guère. Ils sont en effet déjà très bas entre Union européenne et Etats-Unis. Pour l’entrée sur le marché européen depuis l’autre côté de l’Atlantique, les taux sont en moyenne de 5.2%. Pour l’entrée sur le marché américain, ils sont en moyenne de 3.5%.

Non, les « barrières » que le TTIP veut abaisser ce sont surtout des barrières sociales, sanitaires et environnementales. Ce sont en particulier les règles d’attribution des marchés publics.

Les hydrocarbures les plus polluants, issus de l’exploitation du gaz de schiste ou des sables bitumineux, pourront-ils être importés  en Europe ?

Les OGM pourront-ils y être légalement commercialisés, comme la viande de boeuf aux hormones ?

Dans quelle mesure Monsanto, les géants pharmaceutiques, les géants du numérique américains pourront-ils renforcer leurs positions souvent déjà extravagantes sur l’économie européenne ?

Ce sont là quelques-uns des enjeux que nous avons devant nous. Sachant qu’on ignore en outre parfaitement à l’heure actuelle comment les éventuels conflits entre Etats-Unis et Union européenne ou même entre entreprises et Etats pourront être résolus…

Alors évidemment, on dira que les négociations en cours visent à lever ces incertitudes. Mais ce négociations débutent dans une opacité quasi-complète, en dépit de la tenue aujourd’hui de ce débat que nous tenons à saluer. La Commission européenne a reçu un mandat extrêmement large des Etats-membres, conformément aux souhaits d’Angela Merkel et de David Cameron. Même les rares domaines qui ont été exclus a priori des discussions – à savoir la culture et l’armement – peuvent y être réintroduits à tout moment, ne serait-ce que pour faire pression sur d’autres points.

Sans doute devrions-nous auditionner au Sénat M. de Gucht pour avoir quelques précisions sur tout cela, comme l’ont fait par exemple nos amis du Sénat néerlandais. Mais le dogmatisme et le manque de vision à moyen et long terme semblent déjà caractérisés !

Les défenseurs du TTIP promettent que celui-ci apporterait à l’Europe un demi-point de croissance supplémentaire…

Mais on ignore de quelle croissance il s’agirait ; quels seraient les emplois induits, quels secteurs en bénéficieraient, ou même si un tel demi-point de croissance apparaitrait effectivement dans nos bilans économiques. On voit bien que certains pays et notamment certaines zones portuaires du nord de l’Europe comme Rotterdam ou à Anvers, qui bénéficient déjà d’une forte activité et de dispositions fiscales favorables en profiteront… au détriment évidemment d’autres Etats membres. Mais pour le reste ?

Le Président de notre commission des Affaires européennes, Simon Sutour a – à juste titre – plusieurs fois réclamé la réalisation d’études d’impact détaillées, Etat par Etat et même région par région, pour mieux cerner les coûts, les avantages éventuels, les disparités qui résulteraient de ce traité.

C’est une pratique courante de l’autre côté de l’Atlantique. Qu’attend-on pour les lancer et les communiquer à nos parlements nationaux ?

Monsieur le Président, Madame la Ministre, mes chers collègues,

Je suis un fervent partisan d’une Europe unie et fédérale et un grand ami de l’Amérique du Nord. C’est donc avec d’autant plus de franchise que je me permets de vous dire que ce projet est mauvais et qu’il existe d’autres façons d’entretenir et de renforcer nos liens avec les Etats-Unis. Nous devons en prendre conscience avant de nous y laisser piéger.

Cela aurait dû être fait déjà, lorsque le scandale des écoutes de la NSA a éclaté. Ce dernier a prouvé que les dés étaient pipés dès le début, puisque les Américains ont manifestement les moyens de tout savoir de nos priorités, de nos politiques, de nos exigences. Ce sont des méthodes que l’Europe ne peut plus accepter.

Au reste, je ne suis pas certain que le Parlement européen votera au final le projet de traité, quand bien même la Commission européenne et qu’une majorité d’Etats y trouveraient officiellement leur compte, car c’est précisément sur des textes de ce genre que le Parlement européen trouve encore matière à affirmer son indépendance.

Mais, même dans ce cas, les dommages seraient très grands, car notre incapacité à réagir assez vite aura sans doute aggravé le scepticisme des citoyens européens vis-à-vis de leurs propres dirigeants et vis-à-vis de nos amis.

Alors que les institutions européennes seront renouvelées prochainement, nous devons oeuvrer avec détermination à une réorientation des politiques de l’Union, et cela passe à notre sens par une remise en cause de ce projet.

Je vous remercie.