Les nouvelles radicalités politiques

Tribune parue dans « Libération » en Août 2003

 

Ces derniers mois le mot radicalité est devenu systématique pour qualifier tout propos ou comportement témoignant d’une forme plus ou moins abrupte de refus à l’égard des institutions ou du système de valeurs dominant. On a bien du mal à peser sa réalité et sa prégnance dans l’opinion publique. Les statistiques soulignent une montée des pratiques déviantes et des incivilités, les enquêtes d’opinion soulignent une défiance  certes diffuse mais croissante  à l’égard des pouvoirs institués et de la représentation politique.

Mais peu de chose dans la production sociologique permet de prendre la mesure actuelle du phénomène. Sans doute parce que le terme de radicalité reste assez indéfini et vient qualifier des postures extrêmement variées, depuis une position dissonante à l’intérieur du débat politique jusqu’à des pratiques ultraviolentes émanant de groupuscules politiques ou religieux à visées révolutionnaires.

A défaut de disposer de critères indiscutables pour désigner ce qui relève ou non de la «radicalité politique», une série de faits récents témoigne de la montée bien réelle de pratiques qu’on peut, à défaut, appeler «non conventionnelles». Ce type de situation n’est pas sans précédent en France. A chaque fois, l’émergence de phases de discours ou de pratiques hors des cadres politiques traditionnels a correspondu à des moments, comme aujourd’hui, où la droite était au pouvoir et où les forces traditionnelles de la gauche avaient du mal à canaliser les frustrations sociales et politiques d’une partie de la société et à se poser en véritable alternative politique.

Mais le contexte qui sert aujourd’hui de terreau à ces formes nouvelles de pratiques politiques a des caractéristiques propres qui en font autre chose qu’une énième répétition de l’histoire, analysable au travers d’une grille de lecture immuable. En moins de deux décennies, le monde est entré dans un processus accéléré de globalisation avec, pour chaque citoyen, des conséquences économiques, culturelles, mais aussi idéologiques extrêmement perceptibles. Un nouvel ordre mondial s’est mis en place : fin d’un monde bipolaire avec l’intégration économique et diplomatique des anciens pays du bloc communiste, obsolescence du cadre de l’Etat-nation, rétrécissement des marges de l’action gouvernementale désormais sous tutelle étroite d’un système marchand universel et enfin incapacité flagrante des dirigeants politiques à bâtir un système de régulation démocratique à l’échelle planétaire. Un environnement qui attise à l’extrême la crise des identités, qui bâtit l’image d’un champ politique dilué et dévalué, où les centres effectifs de décision apparaissent de plus en plus occultes et incontrôlables aux yeux des citoyens.

Identités menacées et sentiment d’impuissance des individus sur le terrain de l’action politique traditionnelle sont les deux fondements de toute forme de résurgence radicale dans une société. Il n’est donc pas étonnant que le premier domaine où les nouvelles radicalités ont émergé ces dernières années ait été relatif à la critique de la mondialisation économique et financière plutôt qu’à la sphère traditionnelle de la revendication sociale à l’échelle nationale.
Le contexte politique spécifique à la France de ces dernières années a renforcé cette situation. La succession de trois périodes de cohabitation a abouti, de fait, à une cogestion politique du pays, signant la fin d’une dialectique forte entre la gauche et la droite, ainsi qu’à l’émergence d’une pensée unique chez les élites dirigeantes. Cette pacification du champ politique entre majorité et opposition s’est faite au prix d’une dévalorisation des enjeux électoraux et d’une distanciation accrue des citoyens à l’égard de la représentation politique. Le premier tour de l’élection présidentielle de 2002 en a été la traduction dramatique, avec une abstention et un vote protestataire atteignant des niveaux historiques et une performance incroyablement faible des deux représentants de l’exécutif sortant.

Depuis l’échec du Parti socialiste et de ses alliés, les tenants de la création d’un «pôle de radicalité» à gauche se sont réveillés. Si leur poids électoral potentiel est plus qu’incertain, leur résonance dans les débats est grande, jusqu’au coeur même du Parti socialiste. Car depuis le 21 avril au soir, la rue et ses cortèges sont redevenus des acteurs importants de la vie politique française. Aux massives mobilisations anti-Le Pen ont succédé assez rapidement les manifestations contre la guerre en Irak, contre la réforme des retraites, contre la modification du statut des intermittents. Si jusqu’ici elles ne sont guère parvenues à leurs fins (faire reculer l’administration américaine, le gouvernement français ou le Medef), leur nombre et leur intensité n’en ont pas moins été impressionnants. Soulignant au passage les difficultés des forces politiques et syndicales classiques à accompagner et à contrôler ces mouvements protestataires. Les phénomènes de violence ou d’actions illégales deviennent plus fréquents et sont souvent le fait de personnes ou de groupes mal identifiés. Des formes soudaines d’implications radicales qui traduisent un sentiment individuel de révolte face à une menace personnelle plutôt qu’un engagement révolutionnaire classique encadré par une vision globale et un projet politique bien défini.

Car il faut admettre qu’il est bien difficile de trouver une cohérence politique et idéologique à toutes ces formes de contestation. Elles n’ont en commun que leur caractère purement défensif face à des décisions politiques très spécifiques. Au-delà d’un discours commun à tonalité très marxisante dénonçant l’ultralibéralisme, on voit de plus en plus se propager des idées et des formes d’actions qui relèvent plutôt de la culture libertaire, spontanéiste ou situationniste. Plus qu’une véritable doctrine alternative, c’est donc une sorte de nébuleuse rebelle, hétérogène et encore incertaine, qui se fait jour. Une nébuleuse sans doute plus insaisissable et moins appréhensible par les grilles classiques d’analyse que ne l’était en son temps la nébuleuse contestatrice de mai 1968.

S’attacher à comprendre ce qui est à l’oeuvre derrière ces formes actuelles de radicalité est décidément une tâche délicate. A défaut de pouvoir élaborer un schéma explicatif global, il semble essentiel d’essayer de bien saisir leurs origines et leurs confins. On les entrevoit peut-être dans l’évolution des rapports de l’individu à la société et dans l’appréhension par chacun de ses droits personnels et de ses responsabilités collectives. Si on a beaucoup glosé ces dernières années sur la fin des classes sociales, le dépérissement du politique et l’irrésistible ascension de l’individualisme, il n’en reste pas moins que les attentes des citoyens à l’égard de l’Etat et plus généralement de la société demeurent extrêmement fortes. La relation entre l’individu et le collectif s’est profondément transformée, avec à la clé une équation quasi insoluble : une demande concomitante de collectivisation des risques et d’individualisation des chances. Un paradoxe qu’on retrouve dans de nombreuses enquêtes d’opinion sur l’attitude des Français à l’égard de la société. Nous sommes de plus en plus nombreux à dénoncer les injustices et les vicissitudes de la société, à nous inquiéter de la globalisation, mais nous exprimons également de plus en plus notre adhésion aux grandes valeurs attachées au système dans lequel nous vivons (l’économie de marché, la réussite individuelle…) En ces temps d’apparente radicalisation, les Français sont, en fait, deux fois moins nombreux qu’à la fin des années 70 à affirmer qu’il faut s’engager dans l’action révolutionnaire et changer radicalement la société. Chez beaucoup de citoyens, on constate de plus en plus une étrange cohabitation entre légitimisme et radicalisme. Légitimisme de principe à l’égard de grands fondements de notre société et radicalisme de posture face à des injustices ou des dysfonctionnements devenus trop insupportables. Les termes de cette cohabitation ne sont pas fixés dans le marbre : au fil des événements, des changements du contexte politique et social ou des parcours personnels, rien n’interdit de penser que certaines personnes puissent basculer dans un radicalisme plus affirmé ou, au contraire, rallier pleinement le camp des légitimistes à l’égard du système actuel.

Les responsables politiques actuels auraient tort de ne pas se soucier des signes avant-coureurs de cette néoradicalité qui se développent. Car l’idée qui voudrait que la démocratie stabilisée et installée s’impose à tous comme l’horizon indépassable de toute société est loin d’être définitivement acquise.