De l’intervention militaire à l’invention d’une paix durable

André Gattolin est intervenu mercredi 24 septembre 2014, au nom du Groupe écologiste, lors du débat en séance publique portant sur la situation en Irak et en Syrie et sur la participation de la France aux opérations menées à la demande du gouvernement irakien.

Seul le prononcé fait foi.

Monsieur le Président, Monsieur le Ministre de la Défense, Mesdames et Messieurs les Ministres, Mes chers collègues,

Il y a un an, presque jour pour jour, nous étions dans cet hémicycle pour débattre d’un possible engagement de nos armées suite à la terrible tournure prise par la guerre en Syrie à l’époque.

Un an plus tard, nous nous retrouvons ici pour évoquer un sujet presque similaire et concernant la même région ; mais en l’espace de douze mois la situation sur place a pris une dimension qui ajoute encore de l’horreur extrême à ce qui paraissait déjà à l’époque le pire de l’horreur.

Hier, en effet, l’usage d’armes chimiques contre des populations civiles en Syrie représentaient le plus haut degré de violence jamais atteint dans ce conflit.Depuis, la guerre dans la région a franchi un seuil de barbarie presque impensable : nouveaux déplacements de population, exécutions sommaires, massacres de civils, actes de tortures et viols massifs… une terreur sans limite qui, bien au-delà de la Syrie, s’étend désormais à l’Irak voisin !

 

Devant cette tragédie, la communauté internationale se retrouve – de fait – acculée. Nous n’avons d’autre choix que d’intervenir pour tenter de venir en aide à des populations prises au piège et pour enrayer la progression d’une entreprise terroriste d’une ampleur jamais connue auparavant.

De ce point de vue, soyons clairs, le Groupe écologiste du Sénat ne peut que soutenir la décision du gouvernement de participer à la coalition internationale qui se met en place depuis plusieurs jours.

Une participation de la France, certes toujours risquée comme toute participation à un conflit, mais une participation d’emblée voulue et affirmée comme très limitée par le Président de la République. D’une part, parce que nos moyens dans la région demeurent modestes et que l’essentiel de nos capacités d’intervention extérieure est déjà mobilisé sur d’autres théâtres d’opérations en Afrique sub-saharienne ; d’autre part, parce que notre action s’inscrit dans un cadre de stricte légalité internationale : nous répondons à une demande pressante d’assistance de l’État irakien. Nul besoin donc, dans ce cas précis, d’une résolution de l’Onu.

Pour autant, nous savons tous que nous ne sommes pas ici dans la meilleure des configurations pour mettre fin, exclusivement à coup de frappes aériennes, à un conflit horriblement complexe et sanglant.

Nous pouvons certes contribuer à contenir la progression des djihadistes du soi-disant Etat islamique de l’Irak et du Levant dans le nord de l’Irak, pour peu que les Peshmergas kurdes n’enregistrent pas au sol de nouvelles défaites et que l’armée régulière irakienne – en cours de reconstruction – voit sa capacité, notamment aérienne, devenir très rapidement opérationnelle.

Mais nous le voyons bien, ces derniers jours le cœur du conflit s’est largement déplacé vers la Syrie, aux frontières aussi de la Turquie et du Liban.

C’est la raison pour laquelle les Etats-Unis et cinq pays arabes ont choisi depuis lundi de procéder aussi à des frappes aériennes dans certaines zones de la Syrie.

Dans l’idée d’une opération visant à contenir ou à destructurer militairement les troupes de Daesh, cette intervention en Syrie, même si elle sort du strict droit international – on peut au passage s’interroger sur l’existence aujourd’hui d’un Etat syrien reconnu, légal et cohérent – a une logique peu discutable.

Nous sommes même légitimement en droit de nous demander jusqu’où la volonté affichée par les Etats-Unis de ne pas engager de troupes au sol permettrait de tenir ses objectifs.

Dans l’hypothèse d’un engagement au sol, le conflit entrerait alors dans une autre dimension avec son cortèges de risques et de conséquences contradictoires à court comme à moyen termes.

Disons-le clairement, cette hypothèse ne concerne pas directement la France ; d’une part, parce que comme nous l’avons dit précédemment nous n’en avons pas les moyens militaires, d’autre part, parce que la sagesse passée de notre diplomatie qui nous a tenu à l’écart d’une telle participation durant la guerre en Irak en 2003 nous protège je crois d’une escalade dans notre engagement.

Mais il faut bien garder en tête que se contenter de frappes aériennes ou plus largement d’une opération militaire ne suffira pas à instaurer la paix dans cette région.

La réponse à ce conflit est nécessairement une réponse politique et diplomatique et non pas seulement une réponse d’urgence à la fois humanitaire et sécuritaire.

C’est vrai dans la plupart des cas mais ça l’est tout particulièrement ici : à chaque fois qu’une intervention extérieure a été déclenchée dans la région, elle s’est malheureusement in fine traduite par l’apparition de nouveaux groupes armés, de nouvelles factions aux objectifs plus radicaux.

Il est impératif de tirer les enseignements des échecs passés si nous voulons enfin pouvoir mettre en place les conditions d’une sortie par le haut à cette succession de conflits.Et clairement, les conditions de cette sortie de crise supposent d’engager très vite les voies d’un règlement politique et diplomatique qui pourrait prendre le relai de l’actuelle réponse militaire.

En la matière, et j’y reviendrai plus loin, la France et l’Union européenne ont un rôle majeur d’initiative à jouer.

Mais pour bien comprendre l’enjeu auquel nous sommes confrontés, il est nécessaire je crois de revenir rapidement sur les raisons de l’émergence de ce prétendu Etat islamique en Irak et au Levant et l’origine des moyens humains, logistiques et financiers importants dont il dispose aujourd’hui.

Celui-ci s’est constitué en agrégeant des groupes parfois très divers, ayant souvent bénéficié de l’appui de pays de la région qui voulaient ainsi intervenir dans la guerre en Syrie, avant de s’allier, de rompre avec leurs anciens «sponsors» et de se radicaliser.

Au stade actuel, cette organisation profite évidemment des prises de guerre et des détournements de matériels opérés en Irak et surtout en Syrie, à l’occasion des combats et du ralliement des groupes dont je parlais précédemment.

Mais il est manifeste qu’elle s’appuie aussi sur divers trafics, notamment de pétrole ; pétrole provenant des champs pétroliers des zones du nord de l’Irak passées sous son contrôle.Il serait intéressant d’identifier les intermédiaires et les clients de ces trafics et restreindre si possible cette manne bien trop commode.Là encore, cette démarche requiert une coopération internationale aussi prononcée que possible.

Nous le savons, les responsabilités dans cette tragique évolution sont des plus partagées… et, dans le même temps, nous ne pouvons en aucun cas nous contenter d’établir ces responsabilités pour dire avec lesquels de ces acteurs, nous voulons ou non travailler aujourd’hui. Cela peut être difficile à admettre.Mais si nous faisions cela, il y aurait très peu de monde autour de la table des discussions, au moment où la diplomatie devra succéder à l’action militaire.

Disons-le tout net : seule une grande conférence internationale mobilisant l’ensemble des puissances et acteurs concernés permettra peut-être de sortir la région de cette spirale infernale.

Et dans cette perspective, nous ne devrons avoir aucune espèce de tabou, aucune réticence. Quand bien même cela ne dédouanera personne de ses responsabilités passées, ni ne permettra d’oublier les terribles drames qui ont secoué ces pays.

Cela veut dire que les acteurs syriens dans leur ensemble – régime de Bachar Al-Assad et opposants à ce régime compris – devront être associés à ces discussions.

Que l’Iran – le seul pays à même, aujourd’hui, de parler avec la plupart des parties à ce conflit – ne pourra être laissé à l’écart.

Que la Turquie, dont le rôle est hélas souvent ambigu, devra clarifier sa position ; elle a peut-être commencé à le faire en accueillant depuis peu sur son territoire des dizaines de milliers de réfugiés kurdes, les principales victimes de la situation actuelle.

La question du Kurdistan et de son autonomie devra bien sûr, elle aussi, être posée – mais là encore posée sans tabou.

La politique du gouvernement irakien devra elle aussi évoluer – elle a commencé à le faire avec le changement de Premier Ministre – pour apaiser les tensions passées avec ses populations sunnites.

Sans oublier bien sûr la Russie, très constante et très présente via son appui au régime syrien…

Monsieur le Président, Monsieur le Ministre, chers collègues,

Apporter une réponse durable à la situation à laquelle fait face la communauté internationale ne sera pas aisé.

Mais je crois qu’il est important de rassurer nos concitoyens sur un certain nombre de points.

Oui, cette organisation terroriste peut être militairement réduite, et peut-être même vaincue : quoique fortement équipée et manifestement déterminée, elle ne semble pas être en mesure de tenir durablement des territoires aussi vastes que ceux sur lesquels elle prétend aujourd’hui exercer sa domination.

La mobilisation des opinions publiques dans de nombreux pays musulmans pour dénoncer les exactions de ce prétendu Etat djihadiste ainsi que la participation directe d’Etats de la région aux opérations visant à la réduire témoignent assez de ce qu’il ne s’agit en rien d’un choc entre civilisations – mais d’une lutte entre les civilisations et ceux qui veulent leur porter atteinte.

Nous devons bien prendre garde, en France, dans un contexte sociétal et politique tendu, à ne pas céder aux facilités de l’amalgame ni à la panique.

Nous devons faire preuve de prudence sur notre territoire – en luttant évidemment contre les possibles actes terroristes, mais aussi contre les effets délétères de ces drames sur nos propres consciences.

Sans minimiser l’impact possible de la situation en Syrie et en Irak au sein de notre société, rappelons quand même que le conflit israélo-palestinien est de loin celui qui suscite le plus de passions dans notre opinion – et qu’instinctivement beaucoup de monde y voient la source de bien d’autres conflits, celui-ci inclus.

N’oublions pas non plus cette autre bombe à retardement qu’est la Libye, dont la mise à feu semble déjà bien enclenchée, et dont les retombées pourraient être considérables.

Nous nous devons d’avoir toutes ces questions en tête en même temps que nous réfléchissons et agissons sur ce qui se passe en Irak et en Syrie.

Tous ces conflits sont certes différents, ils n’en restent pas moins liés à bien des égards et notamment dans les représentations collectives ; vouloir mettre fin à l’un d’entre eux, c’est vouloir mettre fin aux autres.

J’en arrive à ma conclusion – et au rôle que l’Union européenne, au-delà de notre seul pays, pourrait et devrait jouer dans les mois et les années à venir.

C’est peu dire qu’elle est absente aujourd’hui ; d’une part en raison du caractère embryonnaire des politiques extérieures et de sécurité européennes, d’autre part des divisions qui peuvent encore la parcourir sur certains aspects, enfin – de manière plus conjoncturelle – en raison du renouvellement en cours de ses instances.

Ce dernier point en dit long sur le chemin qu’il nous reste à parcourir pour rendre l’Europe plus efficace et opérationnelle… En outre, l’Angleterre reste totalement absente de ce conflit – sans doute parce que David Cameron se souvient un peu trop de l’échec qu’il a essuyé l’an passé, au sujet de la Syrie, vis-à-vis de sa propre majorité et devant son Parlement.

Et pourtant l’Union européenne a une carte importante à jouer ; plusieurs de ses Etats sont des acteurs engagés sur la scène internationale (la Pologne, la République tchèque, les Pays-Bas, le Danemark), elle a su faire la démonstration de son utilité dans les discussions avec l’Iran, elle entretient une relation de longue date, quoique particulièrement tumultueuse, avec la région.

Son engagement dans ces dossiers constituera sans doute le premier test grandeur nature pour ses dirigeants, une fois que la nouvelle Commission sera en fonction.

L’intervention est aujourd’hui inévitable pour répondre à la crise humanitaire et redonner de l’espace et du temps à nos alliés locaux dans son conflit.

Sachons utiliser au mieux ce nouveau délai pour préparer une sortie de crise qui soit enfin durable et permette d’associer au mieux l’ensemble des peuples concernés.

Je vous remercie.